Ce 7 décembre 2022, face à une troisième tentative de destitution de la part du Parlement péruvien, le Président du pays, Pedro Castillo, déclare lors d’une annonce à la nation retransmise en direct à la télévision vouloir dissoudre temporairement le Congrès de la République afin d’instaurer un gouvernement exceptionnel d’urgence. La dissolution proposée par le président fait immédiatement ressurgir un sombre souvenir dans la mémoire des péruviens. Le 5 avril 1992, le président Alberto Fujimori avait promulgué l’instauration d’un gouvernement d’exception après avoir dissous le Parlement, un « auto-coup d’Etat » qui lui permettra de se maintenir près de 10 ans au pouvoir avec un régime autoritaire très répressif. A la suite de l’annonce de Pedro Castillo, les députés votent sa destitution, propulsant la vice-présidente Dina Boluarte à la tête du pays. Le président déchu est quant à lui arrêté et incarcéré alors qu’il tentait de s’enfuir vers l’ambassade mexicaine afin de se réfugier dans le pays voisin.
Le spectre de la crise politique ressurgi
Le Pérou est depuis plusieurs années ébranlé par de nombreux scandales de corruption qui concernent directement plusieurs présidents en exercice, minant ainsi la stabilité politique du pays et bafouant souvent certains principes démocratiques. La situation politique se détériore particulièrement en 2016 avec la mise en cause du président Kuczynski dans un des plus grands cas de corruption qu’ait connu l’Amérique latine : le cas Odebrecht. En quatre ans, le Pérou voit défiler quatre chefs d’Etat différents à la tête du pays. Entre démissions par peur d’être destitué, suicide sous la pression des enquêtes de corruption et destitutions pour « incapacité morale » à gouverner, aucun président depuis Humala en 2011 ne parvient à arriver au terme de son mandat. L’exemple le plus révélateur étant celui de Manuel Merino, resté cinq jours au pouvoir entre le 10 et le 15 novembre 2020. Las de cette instabilité politique perpétuelle, les péruviens élisent « l’outsider » Pedro Castillo le 28 juillet 2021, homme politique de gauche issu d’aucun parti traditionnel. Mais les récents événements viennent faire taire tout espoir de retour à une quelconque stabilité politique dans le pays.
Au-delà de la mise en cause des hommes politiques, c’est la constitution du Pérou, promulguée par le gouvernement d’Alberto Fujimori en 1993, qui est vivement critiquée. Accusée d’être la source du manque de stabilité politique, elle laisse en effet une place jugée disproportionn
ée au Parlement par rapport au pouvoir exécutif. Le processus de destitution y est très accessible et peut être mis en place avec une grande rapidité. Un autre problème concerne le fait que la Constitution ne prévoit qu’une seule chambre de représentants, le Congrès de la République, dont les décisions n’ont dès lors pas besoin d’être ratifiées par une autre instance législative pour entrer en vigueur. Les manifestants qui défilent dans les rues actuellement aux quatre coins du Pérou sont beaucoup à réclamer la rédaction d’une nouvelle constitution.
Des tensions économiques et sociales exacerbées par la crise du Covid-19
Le Pérou est l’un des pays du monde le plus touché par la pandémie en raison notamment de la grande fragilité des infrastructures médicales, incapables de gérer une telle situation ; près de 220 000 personnes perdent la vie. Sur le plan économique, le pays connaît l’une des récessions les plus importantes d’Amérique latine avec une chute de 11% du PIB en 2020. Le pays replonge alors en partie dans la pauvreté, avec un taux de pauvreté monétaire qui atteint 30% en 2020, 10 points de pourcentage en plus par rapport à 2019…
La hausse du prix des produits de première nécessité et du carburant, nourrie par l’instabilité politique, est venue aggraver une situation économique très instable, provoquant la colère et l’indignation des Péruviens. Des protestations de grandes ampleurs éclatent dans le pays entier et nombreux sont les manifestants qui réclament la démission du président, dénonçant son manque d’action ; étonnant pour un homme pourtant élu sur un programme social. En réaction au premier grand mouvement social de son mandat, Pedro Castillo instaure un couvre-feu dans la capitale, exacerbant d’autant plus les tensions. Il subit alors sa première tentative de destitution. Le pays se rapproche un peu plus de l’implosion.
Enjeux démocratiques dans un pays plus divisé que jamais
La destitution de Pedro Castillo signe le retour d’une grande instabilité politique au Pérou, déjà fortement affecté par une crise économique et sociale. Les affrontements entre partisans du président déchu et opposants dégénèrent dans les rues ; on dénombre déjà près de 20 morts et 646 blessés. Les partisans de Pedro Castillo réclament sa libération car ils estiment qu’un coup monté du gouvernement visant à l’exclure de son poste se cache derrière sa destitution. Beaucoup exigent la tenue de nouvelles élections, considérant que Dina Boluarte ne dispose d’aucune légitimité à gouverner jusqu’en 2026, date de la fin du mandat initial de Pedro Castillo.
« Nous vivons un coup d'État décrété par le Congrès putschiste. Ce n'est pas possible qu'un petit groupe de cent personnes puisse destituer un président élu par des millions de personnes », s’offusque une manifestante.
C’est le manque de considération du vote, pourtant démocratique, des Péruviens et le fonctionnement même de la constitution péruvienne qui est ici fortement critiqué. La population n’est pas la seule à dénoncer un outrage à la démocratie, quelques pays de la région s’alignent également sur ces accusations.
Le 12 décembre, Mexique, Argentine, Colombie et Bolivie signent conjointement un communiqué de soutien à Pedro Castillo, dans lequel ils condamnent la décision du Congrès péruvien. Selon eux, les articles 23 et 25 de la Convention américaine des Droits de l’Homme (signée par presque tous les pays d’Amérique centrale et latine), respectivement relatifs aux droits politiques et à la protection judiciaire, sont bafoués. Ces pays estiment aussi que Pedro Castillo est victime d’un « harcèlement antidémocratique ». Dès lors, tout comme de nombreux manifestants, le devoir de respect des votes des Péruviens est mis en avant ; cet événement semble de fait relever d’un grand enjeu démocratique. « Nous exhortons les institutions à s’abstenir d’inverser la volonté populaire exprimée par le libre suffrage » concluent-ils à la fin du communiqué.
Toutefois, malgré ces vives critiques extérieures, les troubles sociaux se poursuivent au Pérou et la présidente a décrété ce 15 décembre l’état d’urgence général pour une durée de trente jours, laissant sous-entendre la possibilité d’intervention de l’armée pour calmer les manifestations. Le gouvernement péruvien semble débordé par ce mouvement social de très grande ampleur. Dina Boluarte a finalement annoncé accepter l’organisation anticipée d’élections en avril 2024, avant de rapprocher davantage l’échéance à décembre 2023 pour tenter de juguler la colère des manifestants. C’est seulement le 21 décembre que l’intensité des protestations a commencé à se tarir.
La destitution de Pedro Castillo sonne comme un trop plein pour les péruviens, las d’une crise politique qui n’en finit pas. Bien plus qu’une simple crise conjoncturelle, cet événement met véritablement en exergue tous les dysfonctionnements fondamentaux du système politique péruvien. La réécriture de la constitution de 1993 semble plus que jamais une nécessité si le pays souhaite dépasser l’impasse démocratique dans laquelle il se situe.
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